Supervision des ouvriers par une cheffe d’équipe : mise en terre de plants de melons

02 mai 2023 Info +

Les chefs de culture des entreprises agricoles intégrées. Le cas de la filière fruits et légumes en France

Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.

Dans les grandes entreprises de la filière fruits et légumes, trois tendances convergent : l’expansion foncière, l’intégration de nouveaux métiers, l’adoption d’innovations numériques et managériales. L’effacement du dirigeant d’exploitation, dans la gestion quotidienne, renforce le rôle des chefs de culture. Cette note présente les spécificités de cette catégorie et décrit ses positions ambiguës dans les organisations de travail.

La prépondérance du travail indépendant et de l’exploitation familiale de taille moyenne s’est réduite au fil des décennies. Les 10 % d’exploitations françaises les plus grandes (taille économique supérieure à 377 k€) représentaient, en 2020, 30 % du volume de travail total des exploitations françaises et 46 % de la production brute standard nationale[1]. Leur part n’a cessé d’augmenter, comme celle des actifs permanents non familiaux. Souvent réduites dans le débat public à des « méga-fermes », ces nouvelles formes d’entreprises sont plus hétérogènes qu’on ne le croit (comme le montrent des recherches sur la céréaliculture[2]). Elles sont le plus souvent étudiées sous l’angle de la professionnalisation des seuls dirigeants et chefs d’exploitation[3].

Cette note s’appuie sur une série d’enquêtes menées en 2017-2019, dans le cadre d’une thèse, au sein de quatre grandes entreprises agricoles de la filière fruits et légumes (figure 1)[4]. Celles-ci ont des « allures » de firmes et des spécificités qui les éloignent de la moyenne des exploitations du secteur agricole : un chiffre d’affaires conséquent (entre 30 et 50 millions d’euros), un nombre important de salariés permanents et saisonniers (jusqu’à 70 permanents, ce qui est rare, et 500 équivalents temps plein, ETP) et des centaines ou milliers d’hectares. Elles seront appelées « entreprises agricoles intégrées » (EAI).

Figure 1 - Caractéristiques des entreprises étudiées, postes d’observation et questions de recherche

Entreprises et produits Sites et types de production Caractéristiques Postes occupés pour l'enquête Questions de recherche
Agrifruits (melons) France et pays de l’Europe du Sud (800 ha – AB
et conventionnel (+ label)
  • CA : + de 11 millions d’euros
  • ETP : 46 (25 permanents, 250 saisonniers, 3 cadres)
  • 3 structures juridiques
  • Responsable qualité
  • Ouvrier aux champs
  • Ouvrier au conditionnement
  • Suivi des chefs de culture
  • La segmentation intra professionnelle et ses effets
  • Facteurs encadrement
Tomato (tomates) Production en France (20 ha sous serres) – Conventionnel
  • CA : n.d.
  • ETP : 70 (30 permanents, 4 cadres, 40 saisonniers)
  • 4 structures juridiques
  • Ouvrier serriste
  • Ouvrier au conditionnement
  • Suivi des chefs de culture
  • Introduction d’outils de gestion et formations au lean‑management
  • Qu’est-ce qu’encadrer veut dire ?
Cucurbîles (melons et fruits exotiques) France métropolitaine, pays du Maghreb, Guadeloupe, Martinique, Île de la Réunion (1 200 ha au total) – AB
et conventionnel
  • CA : + de 60 millions d’euros
  • ETP : 122 permanents, 350 saisonniers, 20 cadres
  • 220 producteurs sous contrat, une dizaine de structures juridiques
  • Ouvrier au conditionnement (pas de production en décembre en France)
  • Suivi des chefs de culture
  • Quels effets des nouvelles injonctions à la mobilité des chefs de culture ?
  • Quelle place pour les organisations professionnelles non agricoles ?
Légumes & Co’ (carottes, légumes d’hiver) France et pays de l’Europe du Sud (2 640 ha) – AB et conventionnel (+ Zéro Résidu de Pesticides)
  • CA : + de 45 millions d’euros
  • 500 ETP (230 permanents, 20 cadres, plus de 40 métiers)
  • Plus de 50 sociétés
  • Assistant chef de culture
  • Ouvrier aux champs
  • Ouvrier au conditionnement
  • Compétitions interprofessionnelles
  • Quelles évolutions du modèle professionnel des chefs de culture (technique et managérial) ?

Source : auteur (les noms des entreprises sont fictifs).
Abréviations : AB, agriculture biologique ; CA, chiffre d’affaires ; ETP, équivalent temps plein ; ha, hectares.

Ces entreprises connaissent un effacement du chef d’exploitation, la gestion concrète étant de plus en plus confiée à des salariés permanents. On assiste en particulier à la montée en puissance d’un personnel d’encadrement particulier : les chefs de culture. Sur le modèle de ce qui se passe depuis fort longtemps dans d’autres secteurs économiques, ils jouent un rôle charnière entre l’exécution et la direction, et il leur revient d’interpréter les demandes de la grande distribution. Ils sont révélateurs d’une modernisation ininterrompue des structures, à la croisée de trois tendances : l’intégration au sein de l’exploitation agricole de métiers autrefois absents (directeurs financiers, commerciaux, responsables de station, etc.), une « gestionnarisation » de l’organisation (introduction ou renouvellement de dispositifs de gestion, nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc.) et enfin l’expansion et la concentration foncière, en France et à l’étranger.

Quelles sont les fonctions et les marges de manœuvre des chefs de culture et leurs perspectives d’évolution ? Pour répondre à cette question, l’auteur s’est immergé, en tant que salarié, dans de grandes entreprises agricoles, pour observer les pratiques sociales et le travail, et mieux comprendre les EAI de l’intérieur. Être salarié lui a permis d’étudier les situations, de suivre les conversations, mais également les tensions physiques, les gestes rapides, les aspects dissimulés du poste de travail. L’étude d’inspiration ethnographique, au long cours, a porté sur l’organisation de l’activité de production, mais a aussi aidé à saisir l’ambivalence statutaire de ce groupe, dont la place croissante a pour revers de fréquentes déstabilisations.

Cette note dresse d’abord le profil social des chefs de culture et présente le contenu de leurs activités. La partie suivante décrit les tendances qui font d’eux des figures emblématiques du nouveau capitalisme agricole. Enfin, la troisième partie éclaire les remises en cause de leur rôle au fil des transformations de l’entreprise, ainsi que les résistances qu’ils leur opposent.

1) Le métier de chef de culture

Placé sous la responsabilité directe d’un chef d’exploitation, chargé de la seule production ou de l’ensemble des divisions (production, conditionnement, commercialisation), le chef de culture d’une grande entreprise agricole remplit deux missions principales : organiser les travaux de culture et de récolte en vue d’obtenir les meilleurs résultats ; gérer la main‑d’œuvre ouvrière, permanente et saisonnière (à très grande majorité étrangère dans les entreprises étudiées).

Pour ce faire, il peut s’appuyer sur d’autres chefs de culture (deux à quatre selon les cas observés). À ces homologues viennent aussi s’ajouter d’autres encadrants : responsable qualité, responsable agréeur, responsable irrigation, chef d’équipe, etc. (figure 2). Il est aussi en relation avec d’autres acteurs : commerciaux, responsables conditionnement, chefs de ligne, directeur financier, directeur opérationnel, responsable des ressources humaines, etc.

Figure 2 - Supervision des ouvriers par une cheffe d’équipe : mise en terre de plants de melons (entreprise Agrifruits)

Supervision des ouvriers par une cheffe d’équipe : mise en terre de plants de melons

Source : auteur

Les chefs de culture profitent d’une réelle stabilité de l’emploi qui différencie fortement leurs conditions de travail de celles des saisonniers. Selon la MSA[5], en 2017, les entreprises du régime agricole ont réalisé 1 308 millions d’heures de travail salarié, avec un fort volume d’emplois saisonniers, et plus généralement de contrats à durée déterminée (CDD) s’achevant le plus souvent bien avant le 31 décembre. Pour l’année 2017, la part de contrats à durée indéterminée (CDI) n’est que de 29 %. Les CDD sont conclus pour une courte durée et présentent majoritairement des salaires proches du Smic. À la mi-septembre 2018, 70 % des salariés de la culture de fruits étaient saisonniers.

Le groupe professionnel des chefs de culture est traversé par des inégalités de genre. Étant majoritairement masculin, il reproduit, à travers ses discours et ses règles implicites, les barrières à l’entrée pour les femmes. Les données de la MSA de 2015, sur les cadres dans le secteur agricole, confirment cette prédominance masculine. Dans la catégorie des cultures spécialisées, en 2015, on avait 3 564 hommes (66 % du total des cadres) et 1 847 femmes (34 %). Ces 34 % représentent toutefois une minorité importante et bien des métiers peuvent être considérés comme plus « masculins ». Lorsque les femmes accèdent à ce statut, malgré les barrières sociales, elles en subissent souvent le sexisme. Celui-ci peut être frontal ou se dissimuler dans les pratiques quotidiennes. Dans ce contexte, à statut égal, les femmes perçoivent parfois des revenus inférieurs à ceux des hommes. Elles sont sous-représentées parmi les positions hiérarchiques supérieures, et surreprésentées dans les emplois les plus précaires et sur les postes à risques (opératrices, par exemple). Tout cela n’est bien sûr pas spécifique à l’agriculture et se retrouve dans de nombreux autres secteurs économiques et organisations.

La filiation est un autre facteur de segmentation du groupe. Être le fils du dirigeant, c’est pouvoir élaborer des projets de carrière et s’investir pleinement dans son travail pour les réaliser. Pour les autres chefs de culture de l’entreprise, ce collègue membre de la famille est une barrière à la promotion interne.

Enfin, l’âge et surtout la génération introduisent d’autres clivages au sein du groupe. Les compétences requises pour exercer le métier de chef de culture sont du niveau BTS, mais celles devenues réellement nécessaires pour faire partie des bons chefs de culture sont du niveau ingénieur. La nouvelle génération défend une nouvelle identité professionnelle, privilégiant « l’écologie intensive », c’est-à-dire la conception de systèmes agricoles alliant un rendement agricole élevé et une faible utilisation d’intrants. Cette nouvelle conception contribue à la légitimité et à la reconnaissance du groupe, à l’égard des directions et des autres groupes professionnels des EAI.

2) Des acteurs emblématiques du nouveau capitalisme agricole

Le nouveau modèle de management mis en place dans les entreprises agricoles intégrées repose largement sur les chefs de culture. Ceux-ci représentent, pour les dirigeants, le rouage principal d’une nouvelle étape dans la rationalisation de leurs entreprises. L’exploitant tend à se retirer de l’exécution du travail et à se concentrer sur les questions stratégiques et sur les relations avec la clientèle. Il devient donc particulièrement attentif au rôle du chef de culture en matière d’animation, de mobilisation des équipes d’ouvriers dans les champs. Cette responsabilisation donne aux chefs de culture une fonction sociale et un pouvoir hiérarchique. La légitimité de ceux de la nouvelle génération est accentuée par la rareté, sur le marché du travail, des chefs de culture ingénieurs, disposant de connaissances managériales et de formations plus poussées.

La maîtrise du « travail de la plante » est un autre facteur de reconnaissance des chefs de culture de la nouvelle génération. Les compétences recherchées correspondent aux normes de l’intensification écologique, celles d’une agriculture intensive, tournée vers les rendements et les profits, qui allie productivisme et écologie, à la recherche donc d’une troisième voie.

La permanence de l’emploi, qui confère des droits et des protections supplémentaires contre les aléas de la vie, constitue pour les chefs de culture un « privilège ». Si les contrats de travail ne garantissent pas toujours le statut de cadre, à l’embauche, le salaire médian des offres d’emplois correspond (quelle que soit la convention collective départementale), à celui de la catégorie des cadres de niveaux 2, c’est-à-dire la plus élevée. À la différence de la majorité des salariés des EAI (saisonniers et intérimaires), les statuts et salaires des chefs de culture leur donne une certaine sécurité matérielle et financière. En outre, leur salaire conjugue une rémunération à la qualification et au rang, là où les autres salariés de la production ont des salaires minimums fixés dans les conventions collectives départementales (salaires mensuels moyens de 11 €/h pour les salariés saisonniers contre 14 €/h pour les salariés permanents).

Les modalités de recrutement des chefs de culture sont également révélatrices de leur position élevée dans l’entreprise. Alors que les ouvriers agricoles sont souvent recrutés collectivement, et sans entretien, par une inscription sur un cahier prévu à l’accueil ou par l’intermédiaire d’une agence d’intérim étrangère, le chef de culture est lui sélectionné après un processus incluant un premier tri sur dossier, la réussite à des tests de personnalité, divers entretiens individuels puis un suivi pendant six mois après l’intégration. Il est considéré, à l’inverse des ouvriers, comme un acteur ayant un impact dans l’organisation, dont il faut juger la culture d’entreprise, la motivation, la personnalité et les valeurs.

De plus, ces encadrants font partie des gens proches du chef d’exploitation. Souvent fils d’agriculteurs, tous les chefs de culture rencontrés ont été socialisés très tôt au travail agricole, au labeur et aux valeurs qu’il représente, et tous ont travaillé sur l’exploitation de leurs parents. C’est un sujet fréquemment abordé par les chefs de culture et les dirigeants au cours de leurs discussions : on compare les suivis des travaux, les tâches des salariés, les récoltes en cours. Dirigeants et chefs de culture partagent les mêmes loisirs et se retrouvent parfois hors de l’entreprise, pour des journées de pêche ou de chasse le week-end, au club de football et de rugby, mais aussi chez les uns et les autres pour des apéritifs.

Plus encore, les parents de certains chefs de culture, dont l’exploitation a fait faillite, ont travaillé pour les parents des dirigeants dans un premier temps, et pour la deuxième génération de dirigeants ensuite. Ces éléments de l’à-côté et du hors-travail, partagés entre chefs de culture et dirigeants, nourrissent le sentiment d’appartenir au « même monde ». De fait, les chefs de culture ne sont pas non plus considérés comme des salariés « comme les autres ».

À l’inverse, les salariés agricoles saisonniers au sein de la grande entreprise sont parfois considérés comme une variable d’ajustement et nos travaux corroborent ceux d’Alain Morice [6] ou de Frédéric Décosse [7] . Les journées en immersion dans les champs ont permis de comprendre qu’être encadrés dans l’EAI (par les chefs de culture directement ou par l’intermédiaire d’une cheffe d’équipe recevant les ordres des chefs de culture) c’était, pour les salariés saisonniers étrangers, faire parfois l’expérience d’humiliations, d’une évaluation parfois aussi raciale et/ou genrée, et c’est occuper une place ambiguë dans le système de production. Si la direction parle souvent de conditions de travail qu’il faudrait améliorer et du « bon travail » fourni par les étrangers, il arrive aux chefs d’équipes et chefs de culture d’adopter des pratiques professionnelles discriminatoires.

3) Division du travail et déstabilisation des chefs de culture

Les chefs de culture oscillent entre affirmation de leur rôle dans l’entreprise et déstabilisation. Cette ambivalence statutaire est alimentée par trois tendances au cœur des EAI : l’expansion foncière, la « gestionnarisation » et l’intégration de nouveaux corps de métier.

L’expansion foncière

Pour produire davantage et gagner de nouveaux marchés, les EAI acquièrent du foncier supplémentaire autour du site d’origine et s’agrandissent par la location et l’achat de terres à l’étranger. Cette expansion étrangère entraîne un allongement du temps de travail des chefs de culture, et un accroissement de leur charge mentale. Dans le cas d’une entreprise de melon, par exemple, la période de rush que représentent la plantation et la récolte ne s’étend plus seulement de mars à octobre, mais d’un site à l’autre, dure désormais toute l’année. En outre, fonctionner à flux tendu sur des parcelles de plus en plus éloignées et sur un nombre croissant d’hectares, c’est faire reposer sur les chefs de culture les efforts de standardisation. Au-delà du secteur agricole, l’histoire des entreprises montre qu’il s’agit là d’une fonction fréquemment remplie par l’encadrement intermédiaire.

La gestionnarisation

Le fort développement des techniques de gestion fait aussi partie du processus de modernisation souhaité par les directions : outils numériques, lean management[8], rationalisation du travail technique de la plante, pilotage de la main-d’œuvre saisonnière, etc. Par exemple, dans les serres de tomates, la gestion de l’aléa, que l’outil SOLANE (figure 3) souhaite supplanter, est au cœur du travail et de sa finalité pour les chefs de cultures. Elle leur permet pour partie de justifier leur statut dans l’entreprise. Les changements souhaités par les directions rencontrent donc parfois des résistances.

Face aux exigences de la grande distribution et des consommateurs, se multiplient les dispositifs (publics et privés) de normalisation des produits et des procédés, typiques du passage d’un régime agricole fordiste à une économie de la qualité[9]. Les directions des EAI adoptent des cahiers des charges (Global Gap, Zéro résidu de pesticide, Demain La Terre, etc.), entraînant pour les chefs de culture une procéduralisation du travail (par exemple, notification des taux de sucre des melons pour conserver l’IGP Melon du Haut-Poitou). Ceci les éloigne de ce qu’ils considèrent être leur cœur de métier.

Figure 3 – Un exemple d’outil au service des chefs de culture pour manager leurs équipes

La figure est composée de deux illustrations :

- Photo du terminal à partir duquel un ouvrier déclare un début ou un changement d’activité (effeuillage, récolte, descente, taille, palissage). Lorsqu’il termine ou change d’activité, l’ouvrier signale le nombre de caisses qu’il vient de remplir (s’il récolte), ou le numéro du rang qu’il vient de terminer (s’il effectue une autre tâche que la récolte).

- Image en sortie du logiciel restituant les données sous forme de tableaux ou de graphiques

Source : auteur.

Note : SOLANE se base sur les déclarations dans les serres ou dans des parcelles extérieures. Chaque ouvrier serriste, lors de son arrivée dans l’entreprise, se voit attribuer un matricule. Il déclare sur des terminaux filaires ou portables, un début ou un changement d’activité, le temps étant décompté par l’ordinateur. Lorsqu’il démarre une activité dans la serre (effeuillage, récolte, descente, taille, palissage) et entre dans un rang, il doit entrer son matricule et appuyer sur la touche correspondante à l’activité qu’il s’apprête à faire. Lorsqu’il termine son rang ou lorsqu’il change d’activité, l’ouvrier doit à nouveau entrer son matricule et signaler le nombre de caisses qu’il vient de remplir (s’il récolte), ou le numéro du rang qu’il vient de terminer (s’il effectue une autre tâche que la récolte). Les données sont alors stockées et disponibles dans le logiciel qu’utilisent les chefs de culture sur leur ordinateur pour vérifier le travail, sous forme de superviseurs graphiques et de tableaux statistiques.

L’intégration d’experts de la gestion

L’arrivée de nouveaux métiers dans les exploitations, entre autres pour répondre aux exigences du marché, est une autre source de déstabilisation des chefs de culture. Estimant par exemple qu’elles doivent mieux maîtriser la vente de leurs produits, les directions des EAI vont recruter des directeurs opérationnels, des logisticiens, des commerciaux, ayant une expérience dans le secteur de la banque, etc. Cette intégration entraîne la perte de certaines missions des chefs de culture : transmission de la gestion du parc automobile et des chauffeurs de tracteurs à un logisticien, etc.

Une partie des chefs de culture résiste à ces évolutions. Ils s’associent parfois à des membres d’autres groupes professionnels, avec lesquels ils partagent les mêmes contraintes. Ces résistances, seulement ponctuelles, répondent à la volonté de desserrer l’étau du contrôle et de se réapproprier le travail. Elles se font sans l’aide d’intermédiaires, comme les syndicats ou les organisations professionnelles, donc sans négociation collective. Les chefs de culture sont peu organisés collectivement et se méfient du syndicalisme.

Conclusion

Le positionnement ambivalent des chefs de culture est révélateur des tensions et contradictions rencontrées par les EAI. Ils sont, dans leurs statuts, fonctions et tâches quotidiennes, des acteurs emblématiques du nouveau capitalisme agricole.

Cette note montre que le travail agricole au sein des EAI repose sur la gestion courante d’un chef de culture, et non pas sur celle d’un chef d’exploitation ou d’un couple, comme jadis. À l’organisation de la production agricole réalisée, au milieu du XXe siècle, sur le modèle de l’exploitation familiale indépendante, s’est substituée une entreprise agricole aux allures de firme distribuant et contrôlant le travail au travers des chefs de culture.

Enfin, ce travail décrit la grande entreprise agricole de l’intérieur. Il montre comment l’EAI fonctionne et parvient à commercialiser de gros volumes. Par l’étude de ses mécanismes de division du travail, il montre que la capacité des grandes entreprises à s’adapter aux demandes de la transition agro-écologique ne peut se faire sans un encadrement intermédiaire formé à la gestion courante d’une main-d’œuvre saisonnière importante et la mobilisation de salariés précaires.

Loïc Mazenc

Post-doctorant INRAE Toulouse


[1] Recensement agricole 2020, traitement CEP.

[2] Purseigle F., Nguyen G., Mazenc L., 2017, « Anatomie de firmes agricoles : les dimensions d’un basculement », dans Purseigle F., Nguyen G., Blanc P., Le nouveau capitalisme agricole. De la ferme à la firme, Presses de Sciences Po, pp. 29-64.

[3] Dans la lignée des travaux de J. Rémy, 1987, notamment : « La crise de professionnalisation en agriculture : les enjeux de la lutte pour le contrôle du titre d’agriculteur », Sociologie du travail, 29 (4), pp. 415‑441.

[4] Mazenc L., 2020, Les chefs de culture : des interprètes contrariés du nouveau capitalisme agricole. Dualisme d’une professionnalisation, thèse de sociologie, Institut national polytechnique de Toulouse, 714 pages.

[5] MSA, 2019, « L’emploi salarié agricole en 2017. Synthèse », Études et synthèses.

[6] Morice A., 2008, « Quelques repères sur les contrats OMI et ANAEM », Études rurales, 182, pp. 61-68.

[7] Gillot L., 2021, « Les saisonniers en agriculture sont vus comme des oiseaux de passage », Revue Sésame, en ligne : https://revue-sesame-inrae.fr/les-saisonniers-en-agriculture-sont-vus-comme-des-oiseaux-de-passage/

[8] Inspiré du système de production de Toyota, le lean management est une méthode de gestion et d’organisation du travail qui vise à améliorer les performances d’une entreprise et plus particulièrement la qualité et la rentabilité de sa production.

[9] Bernard de Raymond A., 2013, En toute saison : le marché des fruits et légumes en France, Presses universitaires François-Rabelais, 306 pages.