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18 juillet 2023 Info +

Normes internationales en matière d'agriculture et d'alimentation - Analyse n° 190

Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.

Les normes internationales jouent un rôle fondamental dans la régulation du commerce de produits agricoles et alimentaires. Alors qu’elles ne présentent pas de caractère juridique contraignant, elles sont des outils d’influence qui peuvent faire l’objet de tensions majeures lorsqu’elles portent sur les méthodes de production des aliments. Cette note montre la place décisive des normes internationales dans la diffusion des solutions techniques et politiques à l’échelle mondiale. Elle souligne les mécanismes par lesquels les normes se sont imposées grâce à leur caution scientifique, avant de proposer quelques éléments de prospective.

Introduction

Dans le champ du droit, les normes internationales occupent une place spécifique, du fait de leur pouvoir contraignant de facto, et de leur rôle dans la diffusion mondiale de pratiques. Leur production mobilise aujourd’hui de multiples acteurs et vise des objectifs variés, depuis la définition des caractéristiques d’équipements et matériels agricoles ou denrées (produits de base ou transformés), jusqu’à l’adoption de seuils quantitatifs de protection sanitaire (contaminants, résidus de produits phytosanitaires), en passant par le partage mondial de protocoles standardisés visant à assurer la sécurité et la qualité des produits.

Le terme de « norme » recouvre l’ensemble des règles d’application obligatoire, qu’elles découlent de lois, codes ou coutumes. Dans le domaine agricole et alimentaire, on désigne par « norme » ou « standard technique » un ensemble cohérent de spécifications, établi par un organisme ayant une autorité reconnue par les pouvoirs publics. Historiquement, les normes ont longtemps acquis une portée internationale par la simple validation de réglementations nationales ou de normes privées adoptées par les firmes agricoles et agroalimentaires, un petit nombre d’acteurs ayant seuls accès aux organisations internationales chargées de leur élaboration1. Dans un contexte de libéralisation commerciale et d’insertion des « pays émergents » et « en développement » dans les négociations multilatérales, l’activité de normalisation est aujourd’hui l’objet de tensions, du fait de leur rôle dans la régulation commerciale et la diffusion de politiques publiques2. Qu’elles aient ou non force contraignante de jure, les normes fournissent un référentiel pour la facilitation des échanges de produits. Dans les compétitions entre États et entre acteurs non étatiques transnationaux, elles sont aussi un vecteur de diffusion des politiques publiques ou des « bonnes pratiques » adoptées par les entreprises.

Alors que la crise du multilatéralisme occasionne de multiples blocages au sein des agences de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou des institutions commerciales, la production de normes internationales agricoles et alimentaires demeure intense, voire s’accélère3. Dans ce contexte, cette note discute de l’intérêt de la normalisation comme instrument d’action publique.

La première partie montrera qu’en favorisant la circulation mondiale de références adaptables à divers contextes, la plasticité des normes leur permet de diffuser efficacement des solutions techniques ou de politiques publiques. La partie suivante interrogera les modalités de normalisation, qui articulent les sphères de l’expertise, de l’action publique et du privé. Enfin seront évoquées les évolutions susceptibles de modifier la place de la normalisation dans la régulation mondiale en matière d’agriculture et d’alimentation.

1) La place des normes dans les rapports de puissance internationaux

L’objectif de facilitation du commerce a justifié, à partir des années 1950, le lancement de programmes de normalisation internationale. Les normes devaient fournir un référentiel commun assurant la compatibilité des différents systèmes de contrôle des produits. Suivre les normes techniques constituait ainsi une assurance, pour les producteurs, de commercialiser leurs produits, d’où l’intérêt, pour les acteurs étatiques et industriels, de maîtriser leur élaboration. Mais les normes ont également une fonction de régulation, en contribuant à la diffusion mondiale de pratiques agricoles et agroalimentaires.

Hétérogénéité des normes internationales en agriculture et alimentation

Les normes internationales sont produites par des instances techniques spécialisées visant à encadrer, à l’échelle mondiale, les outils, pratiques, intrants et ingrédients utilisés pour la production d’aliments, ainsi que les aliments eux-mêmes. L’échelon international se caractérisant par l’absence d’autorité légitime unique, les instances normatives se distinguent les unes des autres par leur nature et leur projet. Si le système multilatéral (ONU, etc.) poursuit des objectifs humanitaires (réduire la faim, etc.), d’autres organisations internationales ont des intérêts particuliers. Les normes se distinguent donc d’abord selon la nature, publique ou privée, de l’instance qui les a produites. Élaborées par des opérateurs économiques (fédérations, consortiums internationaux, etc.), les normes privées font l’objet d’une valorisation commerciale qui suscite d’importantes critiques, de la part de « pays en développement » ou d’entreprises de petite taille ne pouvant y accéder. En pratique, il n’est cependant pas toujours possible de distinguer normes publiques et privées, car les institutions internationales ou nationales peuvent s’approprier certaines normes privées (exemple, en France, des « normes privées rendues d’application obligatoire » introduites par l’article 17 du décret 2009‑697 du 16 juin 2009). De plus, beaucoup d’organisations normatives sont hybrides, à l’instar de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), dont les « comités miroirs » nationaux rassemblent acteurs publics et privés.

Les normes internationales peuvent aussi être classées selon leurs formats. Certaines normes, dites « critères », établissent des paramètres objectivables applicables aux produits (seuils quantitatifs, déterminants sensoriels), tandis que d’autres, dites « protocoles », décrivent les exigences auxquelles doivent se conformer les procédés de production, et conduisent à un encadrement plus lâche et interprétatif. C’est le cas, dans le domaine agricole, des « bonnes pratiques » (d’élevage, culturales, etc.), ou des principes décrivant des processus par étapes standardisés, comme l’Hazard Analysis and Critical Control Points (HACCP) qui décrit les différentes étapes du processus de maîtrise de la sécurité sanitaire des aliments, au cours de leur production. En général impossibles à contrôler directement, ces normes tirent leur force de leur aptitude à être aisément diffusées et adaptées aux différents contextes réglementaires. Leur écriture est négociée, chacune des parties s’efforçant de rendre les orientations internationales compatibles avec ses propres réglementations ou guides sectoriels. Elles correspondent généralement aux mesures à l’œuvre au sein des entreprises de grande taille ou des filières les mieux structurées, plus actives au sein des organisations normatives : leur importation dans d’autres contextes (« pays en développement », entreprises de petite taille) peut être problématique.

La figure 1 propose une typologie des normes croisant les acteurs à l’origine de leur édiction et leurs divers formats.

Un tableau présente une typologie des normes internationales en matière d’alimentation et d’agriculture, selon l’instance productrice (organisation internationale intergouvernementale ; organisation mixte ou non gouvernementale) et selon le format de la norme (critères, seuils quantitatifs ; bonnes pratiques, directives, protocoles).

Des normes internationales volontaires mais néanmoins contraignantes

Les normes internationales se caractérisent par l’indétermination de leur niveau de contrainte. Si leur statut ne leur confère en théorie aucune force contraignante, elles ont néanmoins acquis une place incitative fondamentale dans la régulation commerciale. Jusqu’à la création, en 1995, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les normes internationales n’avaient que des conséquences limitées sur le plan commercial. Mais l’OMC, dotée d’un Organe de règlement des différends (ORD) commerciaux entre les pays, reconnaît les normes internationales comme la référence de ses arbitrages.

En particulier, l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) cite trois organisations compétentes pour la santé animale (Organisation mondiale de la santé animale, OMSA), la santé des végétaux (Convention internationale pour la protection des végétaux) et la sécurité sanitaire des aliments (Codex Alimentarius). Au travers de plusieurs conflits commerciaux (figure 2), la jurisprudence de l’OMC a confirmé la contrainte induite de facto par les normes internationales. Pour instaurer des mesures conformes aux accords de l’OMC, les États doivent soit utiliser la norme, soit être capables de justifier scientifiquement sa non-application. Or, les modalités d’arbitrage de l’OMC5 limitent les possibilités de parvenir à cette justification. Les États choisissent donc souvent de se protéger de conflits commerciaux en appliquant strictement les normes, ce qui donne à ces dernières une valeur quasi-juridique.

La figure présente une chronologie du conflit sur les hormones de croissance. En 1988, l’Union européenne (UE) adopte une réglementation interdisant l’utilisation d’hormones en élevage et l’importation de produits issus d’animaux traités. En 1994, le Codex Alimentarius adopte par vote une série de limites maximales de résidus (LMR) sur les hormones de croissance. En 1995, entrée en activité de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) : l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) impose de justifier tout écart par rapport aux normes internationales. Les États-Unis et le Canada déclenchent un contentieux contre l’embargo européen sur les produits issus d’animaux traités aux hormones. En 1997, l’OMC, estimant que l’UE n’a pas pu justifier pourquoi elle n’appliquait pas les normes du Codex Alimentarius en bannissant les hormones, arbitre en faveur des États-Unis et du Canada. De 1997 à 2003, mesures de rétorsion adoptées par les États-Unis et le Canada contre l’UE. En 2003, l’UE adopte une nouvelle réglementation, confirmant l’embargo européen sur les hormones mais rendant caduque l’arbitrage de l’OMC qui portait sur une réglementation antérieure. Deuxième contentieux « hormones ». En 2009, Memorandum d’accord (quotas de bœuf sans hormones).

La contrainte directe induite par les normes internationales, au travers des arbitrages de l’OMC, tend toutefois à s’amoindrir : la jurisprudence date d’une vingtaine d’années sans que de nouveaux contentieux, impliquant des normes internationales, aient depuis été conduits à leur terme. L’ORD de l’OMC est lui-même paralysé depuis 2018. Enfin, l’issue des cas « hormones » et «biotechnologies» n’a pas donné lieu à des évolutions de la réglementation de la partie incriminée UE. Même si les arbitrages de l’OMC permettent de mettre en place des mesures de rétorsion commerciales, la durée totale de règlement des différends (le conflit sur le « bœuf aux hormones » n’est toujours pas clos, au bout de 30 ans) et les coûts qu’ils engendrent dissuadent les États d’entreprendre une procédure contentieuse. Néanmoins, la possibilité de provoquer un arbitrage de l’OMC constitue toujours une incitation forte à appliquer les normes internationales.

Les normes agricoles et agroalimentaires comme ressources de pouvoir

La création de l’OMC n’a pas conduit à transformer les normes internationales en lois mondiales. Pour autant, elles ont un effet incitatif et contribuent à la diffusion de solutions ou référentiels pour l’action publique, comme en témoigne l’exemple du conflit sur les hormones évoqué précédemment. En matière de santé animale, il n’existe pas d’encadrement, de portée mondiale, de l’utilisation des médicaments vétérinaires, ces derniers faisant l’objet d’une régulation via la fixation de limites maximales de résidus (LMR), qui garantissent la sécurité des aliments issus des animaux traités. Néanmoins, l’adoption d’une LMR peut être interprétée par les autorités nationales comme un message favorable à l’emploi de la substance. Dans le cas des hormones, les LMR internationales ont suscité des tensions majeures, du fait de la confrontation entre deux modèles d’élevage (industrialisé vs. extensif), et non parce que les produits issus d’animaux traités aux hormones présenteraient un danger sanitaire pour le consommateur. La norme internationale devient alors un enjeu de soft power dans les conflits opposant les modèles de production.

Pour cette raison, les questions émergentes constituent un point d’attention particulier pour les États, dans la mesure où les réglementations nationales sont encore peu nombreuses. Maîtriser l’écriture de la norme internationale permet de compter sur la reprise de ses dispositions par un nombre significatif d’autorités compétentes. Enfin, les normes internationales sont à la base des négociations bilatérales ou régionales, qui tendent aujourd’hui à se substituer aux organisations internationales installées (cas des LMR pour l’atrazine dans le cadre de l’accord entre l’UE et le Canada (Comprehensive Economic and Trade Agreement, CETA)). Ainsi, la Commission européenne considère que l’étape de normalisation internationale permet de promouvoir les exigences (environnementales, sociales, etc.) de l’UE à l’international.

Alors que, dans les années 1990, certains pays se sont efforcés de donner aux normes internationales une force de contrainte juridique, ces dernières s’intègrent aujourd’hui de façon plus diffuse dans les stratégies d’influence politique et de négociation commerciale. L’« inflation normative » actuelle témoigne de l’intérêt de ces instruments pour rendre incontournables, sans les imposer, des modes de gestion des questions émergentes : numérique, robotique, gestion des données, consommation, etc.

2) Normalisation et renforcement de l’expertise scientifique

La place de la science dans le processus normatif se développe depuis les années 1980-1990. En pratique, les modalités très standardisées de l’expertise limitent les possibilités d’aborder la normalisation de façon transversale, au-delà de l’établissement de dispositions limitées à une question spécifique.

Les scientifiques, au cœur de l’élaboration des normes internationales

Négociées, les normes internationales résultent de compromis entre leurs rédacteurs. Ces derniers, fonctionnaires, scientifiques ou acteurs économiques, ne sont généralement pas des juristes. Les normes volontaires sont conçues dans un cadre multipartite, ouvert aux organisations non gouvernementales. Même si ces groupes d’intérêts n’ont qu’un rôle consultatif, ils pèsent sur les dispositions des normes grâce à leur connaissance technique et leur expérience de terrain. L’investissement qu’exige le suivi des organisations conduit à une forte asymétrie des représentations : le Codex Alimentarius compte, parmi ses observateurs, environ 200 fédérations issues du secteur privé pour une dizaine d’associations de protection des consommateurs ou de l’environnement. Élargir la participation pour asseoir la légitimité des normes est au cœur des évolutions institutionnelles des organisations internationales, comme en témoigne la création du « mécanisme de la société civile » et du « mécanisme du secteur privé » lors de la réforme du CSA en 2009.

De plus, la démarcation entre public et privé est poreuse. En matière sanitaire, les relations se sont progressivement organisées selon l’approche de « l’analyse des risques » : énoncé dans les années 1980-1990, dans le contexte nord-américain6, ce protocole standardisé séquence les étapes constitutives de l’action publique. Il repose sur une séparation fonctionnelle de l’évaluation, de la gestion et de la communication des risques. L’importation de cette démarche dans les instances normatives internationales a conduit à assigner des responsabilités précises aux acteurs, notamment aux comités d’experts chargés de l’évaluation des risques. Cependant, contrairement au cadre européen imposant une séparation physique des rôles (agences évaluatrices distinctes des autorités décisionnaires), les relations et la circulation des acteurs n’y sont pas contraintes, autorisant des échanges fréquents et le multipositionnement.

La caution scientifique comme fondement de la légitimité des normes

Alors que le modèle de l’analyse des risques se diffusait au sein des instances normatives, la création de l’OMC, en 1995, a focalisé l’attention sur les barrières non tarifaires aux échanges. Pour respecter l’accord SPS, les mesures imposées par les États doivent dorénavant être conformes aux normes internationales ou découler d’une évaluation scientifique des risques. Cette double injonction positionne l’expertise scientifique au centre des négociations internationales, dans la mesure où les États doivent indirectement (en se conformant aux normes internationales) ou directement (en application de l’accord SPS) suivre les résultats de l’évaluation scientifique.

L’expertise des organisations normatives est apportée par des comités dédiés, dont les activités sont strictement définies. Pour l’établissement de LMR, par exemple, un ensemble d’études sont fournies par le laboratoire pétitionnaire concernant la physiologie et la toxicologie de la substance. Ces procédures ont peu évolué depuis les années 1990. Elles mobilisent des disciplines scientifiques et des savoirs admissibles pour la régulation des produits agricoles et alimentaires, et contribuent à la définition d’une « science réglementaire » internationale. Résumant les enjeux normatifs à un nombre limité de questions standardisées, qui ne tiennent pas compte de l’incertitude scientifique, cette « science réglementaire »7 facilite l’établissement des normes, en s’affranchissant de discussions peu maîtrisables concernant les dimensions sociales, économiques ou éthiques de l’agriculture et de l’alimentation.

Par ailleurs, la sélection des experts au sein des comités internationaux tient peu compte d’éventuels conflits d’intérêts : des scientifiques employés dans l’industrie phytopharmaceutique participent par exemple à l’évaluation de pesticides. Le recrutement et les procédures des comités d’experts sont plutôt favorables aux intérêts des industries pharmaceutiques, phytopharmaceutiques et agroalimentaires. Parfois soutenus par les États, celles-ci influent sur l’agenda de l’expertise et pèsent pour obtenir des recommandations relativement laxistes en matière de sécurité sanitaire. Le rôle de cette forme d’évaluation scientifique devrait encore s’accroître demain.

3) Normalisation internationale en agriculture et alimentation : éléments de prospective

Les tendances en matière d’élaboration des normes internationales agricoles et alimentaires se prolongeront dans les prochaines années. Des inflexions, voire des ruptures, sont néanmoins possibles, dans un contexte de recrudescence des tensions liées à la sécurité alimentaire ou à d’autres questions (numérique, énergie, durabilité, etc.).

Harmonisation mondiale ou coexistence de systèmes alternatifs ?

L’intensification des échanges de produits et matériels agricoles s’est accompagnée d’une croissance du nombre des États et acteurs non étatiques participant à la normalisation internationale. Parallèlement, la généralisation des procédures d’évaluation scientifique standardisées a conditionné l’adoption de normes internationales au respect d’un principe : l’absence de toxicité pour le consommateur. L’UE échoue, pour l’instant, à faire reconnaître la nécessité d’y intégrer la prise en compte de l’impact environnemental, de la durabilité et des préférences collectives qui n’entrent pas dans le cadre de la « science réglementaire », appelée à se renforcer.

Deux scénarios pourraient dès lors advenir. Dans le premier, la frontière entre « science » et « non-science » serait réaffirmée : l’UE et ses alliés continueraient de développer des arguments « non scientifiques », au risque de bloquer les processus normatifs soulevant des questions plus systémiques (biotechnologies, produits de synthèse, etc.). La seconde voie consisterait à agir sur les modalités d’expertise (ajout de nouvelles disciplines, révision des procédures d’évaluation, plus grande prise en compte de l’incertitude scientifique), pour mieux intégrer les dimensions sociales, environnementales et économiques.

Par ailleurs, instaurer une plus grande latitude en permettant aux États et aux autres acteurs de s’approprier et d’interpréter les normes de référence, favoriserait l’harmonisation réglementaire mondiale, aujourd’hui limitée du fait de la coexistence de plusieurs systèmes normatifs parfois en concurrence. Actuellement, leur juxtaposition permet aux acteurs d’investir diverses arènes pour promouvoir leurs intérêts. Par exemple, ne pouvant obtenir une révision de la norme sur le miel au Codex, la Chine a pris le pilotage d’un groupe de travail de l’ISO sur les produits de la ruche, afin d’obtenir des standards compatibles avec sa production domestique.

De telles concurrences entre productions normatives s’observent en particulier dans les domaines peu institutionnalisés, pour lesquels la désignation d’une instance de référence et la fixation de critères spécifiques sont disputées. C’est le cas en matière de durabilité8, de finance verte et de numérique. Les pouvoirs publics peuvent alors décider de prioriser leurs actions vers un nombre réduit d’instances considérées comme plus légitimes, avec le risque de laisser se faire ailleurs des normes susceptibles de leur poser problème.

Vers une généralisation de l’application des normes ?

Édictées par des instances multilatérales et donc implicitement reconnues par l’ensemble des États, les normes internationales soulèvent de longue date des interrogations quant à leur mise en œuvre. L’OMC n’informe pas sur la façon dont sont appliquées les normes, en dehors des contentieux. Récemment, des initiatives ont visé la création, au sein des organisations normatives, de structures dédiées au suivi de l’utilisation de leurs normes. Depuis 2018, l’OMSA dispose d’un tel observatoire collectant des données sur la façon dont les normes de santé animale (déclaration des maladies réglementées, régionalisation, etc.) sont appliquées par les pays. Mobilisant des informations susceptibles d’être utilisées par l’OMC, cet observatoire suscite les réserves de certains États. La notion même « d’utilisation des normes » est complexe, puisque les États peuvent se conformer aux normes internationales sans les reprendre in extenso, en particulier s’agissant des « normes-­protocoles ». Ces difficultés méthodologiques ou liées à la réticence d’une partie des acteurs à obtenir des données sur l’utilisation des normes pourraient indiquer que le rôle des normes internationales ne découle pas seulement de leur traduction directe en mesures nationales. Elles interviennent plutôt comme points de références dans l’architecture d’accords négociés par ailleurs (de gré à gré ou entre États).9

La durabilité, nouveau chantier normatif ?

Certains sujets émergents pourraient, dans les années à venir, être mis à l’agenda des organisations normatives. Ainsi la durabilité, qui constitue l’un des piliers du « Pacte Vert » présenté par la Commission européenne, en décembre 2019, pourrait faire l’objet de futures normes internationales. Les États membres de l’UE se sont par exemple accordés pour insérer la durabilité dans les travaux du Codex10.

Cette ambition peut s’appuyer sur l’élaboration de normes relatives à des produits durables : norme « cacao durable » de l’ISO, labels du Forest Stewardship Council (FSC) visant à certifier le bois et ses coproduits (figure 3), etc. Des normes pourraient également être proposées pour asseoir des politiques plus transversales, inscrites dans une logique de durabilité : lutte contre le gaspillage alimentaire, étiquetage environnemental des produits, comptabilité environnementale. L’étayage normatif des politiques internationales de durabilité suscitera des résistances de la part de certains acteurs. Des objectifs fédérateurs (One Health, etc.) pourraient faciliter l’engagement d’un tel chantier normatif.

La figure présente 3 labels du Forest Stewardship Council certifiant : que les produits du bois sont issus de forêts bien gérées ; que les produits du bois sont issus de matière recyclée ; que les produits du bois sont issus de sources responsables.

Conclusion

Les normes internationales constituent une catégorie juridique spécifique, mais aussi très hétérogène, s’agissant en particulier de leur degré d’effectivité et de contrainte. Ce caractère indéfini peut être un obstacle à la perception des enjeux, à la participation à la normalisation internationale et à la résolution des problèmes ayant justifié leur formulation. Néanmoins, pour de nombreux acteurs étatiques ou privés, ces normes sont des outils d’influence permettant de diffuser des « bonnes pratiques » ou des modèles de politique publique.

L’efficacité d’une telle activité d’influence nécessite de maîtriser le fonctionnement des organisations internationales et de disposer des ressources suffisantes pour suivre leurs stratégies et productions. Ce sont donc les États les plus puissants et les firmes multinationales qui sont les mieux positionnés pour influer sur l’agenda de normalisation et sur le contenu des normes.

Dans un contexte de libéralisation des échanges agricoles et agroalimentaires, la place de la science, qui facilite les processus normatifs, se renforcera. Alors que s’accroît la demande d’intégration de critères sociaux, économiques, environnementaux parallèlement aux questions de sécurité sanitaire des aliments ou de qualité des produits agricoles, l’opposition entre science et non-science pourrait devenir un élément de plus en plus clivant dans les négociations entre acteurs. Élargir la base scientifique du droit pour y intégrer de nouvelles disciplines et procédures apparaît comme une piste prometteuse pour élaborer des normes sur des questions complexes (durabilité des pratiques agricoles et alimentaires, enjeux sanitaires relevant de One Health).

Louise Dangy
Centre d’études et de prospective


[1] Celles-ci étaient qualifiées, jusque dans les années 1990, de « club de gentlemen » (Lassalle de Salins M., 2012, Lobbying de l’agroalimentaire et normes internationales, Quæ, pp. 21-51).

2 U.S. Congress, Office of Technology Assessment, 1992, Global Standards: Building Blocks for the Future, TCT-512, U.S. Government Printing Office.

3 À titre d’illustration, le Codex Alimentarius, programme onusien d’élaboration des normes alimentaires, a adopté en 2021 plus de 900 normes relatives à la sécurité sanitaire des aliments.

4 Le CSA est la plateforme des Nations unies chargée du dialogue sur l’alimentation et les enjeux de sécurité alimentaire. Rendant compte auprès du Conseil économique et social des Nations unies et auprès de la FAO, il offre un forum multi-parties prenantes incluant la société civile et le secteur privé aux côtés des représentations d’États.

5 L’arbitrage de l’OMC fait intervenir les experts scientifiques désignés par les organisations normatives, à l’origine de l’élaboration des normes en jeu.

6 Boudia S., Demortain D., 2014, « La production d’un instrument générique de gouvernement. Le “livre rouge” de l’analyse des risques », Gouvernement et action publique, vol. 3, n° 3, pp. 33-53.

7 Bonneuil C., Joly P.-B., 2013, Sciences, techniques et société, La Découverte.

8 Fouilleux E., Loconto A., 2017, « Voluntary Standards, Certification, and Accreditation in the Global Organic Agriculture Field : A Tripartite Model of Techno-Politics », Agriculture and Human Values, 34, pp. 1-14.

9 Jinnah, S., et Morin, J.-F., 2020, Greening through Trade: How American Trade Policy Is Linked to Environmental Protection Abroad, Cambridge: MIT Press., 2020.

10 Conclusions sur l’engagement de l’UE en faveur d’un Codex Alimentarius ambitieux, adapté aux défis d’aujourd’hui et de demain (ST6298/22).